La question des nuisances est de première importance lors de gestion de chantier : atténuer le bruit, éviter les poussières, minimiser les vibrations, etc. Ces préoccupations sont communes à tout projet de construction d’envergure et suscitent souvent des débats qui se retrouvent devant les tribunaux.
Dans la récente décision Beauregard c. Groupe CRH Canada inc. 2018 QCCS 1330 rendue par la Cour supérieure, il est plutôt question des activités réalisées en périphérie du chantier.
Les faits
Dans cette affaire, 26 résidents du chemin de la Butte-aux-Renards ont saisi la Cour supérieure d’un recours en injonction permanente et en dommages pour limiter le camionnage sur le chemin. La décision rendue le 29 mars 2018 par l’honorable Kirkland Casgrain porte sur la demande au stade interlocutoire. Les demandeurs résident sur le chemin de la Butte-aux-Renards depuis plusieurs années et dans tous les cas depuis avant 2016. Ce chemin est emprunté par les camions des clients d’une carrière de pierres appartenant à la défenderesse Groupe CRH Canada inc. (« CRH ») et d’une usine d’enrobés bitumineux appartenant à la défenderesse Bau-Val inc. (« Bau-Val ») qui viennent prendre livraison de la pierre, des enrobés bitumineux et des produits d’asphalte. Ce chemin étant le plus court pour se rendre à l’autoroute 30, il est utilisé presque exclusivement par les clients de CRH et Bau-Val.
Les inconvénients liés à la circulation des camions sur la Butte-aux-Renards sont présents depuis de nombreuses années et d’ailleurs diverses démarches ont été entreprises pour éliminer ceux-ci dès 1987, sans résultat concluant pour les demandeurs.
Au printemps 2016, la situation atteint un point critique à la suite du lancement des livraisons de pierres de remblai pour la réfection de l’échangeur Turcot. En effet, la défenderesse KPH Turcot (« KPH ») s’approvisionne à la carrière exploitée par CRH. Celle-ci serait l’unique carrière située à proximité relative du chantier de l’échangeur pouvant approvisionner celui-ci en pierres répondant au critère de résistivité chimique du devis du ministère du Transport.
Ainsi, depuis le début des travaux reliés à l’échangeur Turcot en 2016, l’achalandage des camions sur la Butte-aux-Renards a augmenté de manière importante. Le jugement précise qu’en période de pointe l’achalandage est tel qu’il consiste en une véritable procession de camions, dont le grand responsable est le chantier Turcot, particulièrement la nuit. En effet, le processus de remblayage de Turcot étant effectué la nuit, les livraisons se faisaient également la nuit. Le juge Casgrain qualifie de dramatique et de consternant l’impact pour les résidents de la Butte-aux-Renards et intitule d’ailleurs la rubrique décrivant ces impacts « L’enfer ».
Prétention des parties
Les demandeurs soutenaient notamment que le camionnage en provenance des installations de CRH et Bau-Val contrevient à l’article 20 de la Loi sur la qualité de l’environnement et que CRH et Bau-Val permettent cette contravention. Ils soutenaient également que le camionnage intensif qu’ils subissent contrevient à l’article 976 du Code civil du Québec en ce qu’il dépasse les inconvénients normaux de voisinage et excède largement les limites de la tolérance.
Quant à CRH, elle a contesté ces arguments, notamment en soulignant qu’elle ne peut être tenue responsable des effets du camionnage, puisque les camions sont ceux de ses clients, que c’est la demande créée par le chantier Turcot qui est la cause des déboires des demandeurs et que ce sont les exigences de ce chantier qui font que les camions pour Turcot viennent de nuit.
Quant à KPH, elle a plaidé qu’elle n’encourrait aucune responsabilité du seul fait qu’elle s’approvisionne chez CRH. Elle a aussi plaidé l’intérêt public en raison des impacts potentiels de la décision sur le chantier Turcot causés par les retards considérables qu’entraînerait une restriction à l’approvisionnement de pierres de remblai chez CRH.
Analyse
Article 20 de Loi sur la qualité de l’environnement
La Cour supérieure est d’avis qu’il ne fait aucun doute que le camionnage excessif en place au moment du jugement, tout particulièrement du printemps à l’automne, contrevient à l’article 20 de la Loi sur la qualité de l’environnement qui prohibe l’émission de contaminants (lesquels incluent le bruit, les vibrations et les poussières), dont la présence dans l’environnement est susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien-être ou au confort de l’être humain. Le tribunal est également d’avis qu’il ne fait nul doute que CRH et Bau-Val permettent que ce camionnage soit effectué.
Articles 7 et 976 du Code civil du Québec
Le tribunal conclut qu’en l’espèce, CRH et Bau-Val, et CRH en particulier, exercent des droits qui nuisent aux demandeurs d’une manière excessive et déraisonnable et retient donc l’argument du trouble de voisinage.
L’absence de contrôle sur les camions des clients
Selon le tribunal, CRH et Bau-Val peuvent exercer un contrôle sur les camions de leurs clients en leur refusant d’excéder une limite de camions à charger dans le cadre d’un horaire qu’elles peuvent imposer.
L’intérêt public
Le tribunal n’a pas retenu l’argument relatif à l’intérêt public soulevé par KPH. En effet, il souligne que la vie et la santé des citoyens de la Butte-aux-Renards valent plus que le chantier Turcot. Il mentionne que, dans le cadre de ce chantier, on a pris soin de capturer et de déménager avec les plus grands soins environ 150 couleuvres brunes du nord, une espèce menacée d’extinction, et que les résidents de la Butte-aux-Renards ont aussi droit à un minimum de considérations.
Décision
La Cour conclut que CRH et Bau-Val ont le droit d’exploiter leur entreprise, mais que ce droit a des limites. Le tribunal impose donc des balises à l’exercice des activités de CRH et Bau-Val, et met fin au camionnage de nuit, que ce soit les fins de semaine ou la semaine. Il en est de même du camionnage de fin de semaine, à l’exception de trois samedis par année (le jour et à certaines conditions). En ce qui concerne le camionnage les jours de semaine, le tribunal impose des limites au nombre de chargements. Ces restrictions seront valides jusqu’à ce qu’un jugement final soit rendu dans cette affaire.
Conclusion
Cette décision de la Cour supérieure illustre l’importance de considérer et de gérer l’ensemble des différents impacts de la chaîne d’approvisionnement d’un projet, et ce, dès le stade de la planification de celui-ci. En l’espèce, les nuisances et les troubles de voisinage, bien que causés à l’extérieur du site du chantier, auront un impact direct sur l’échéancier du chantier, ce qui se traduira en plusieurs dizaines de millions de dollars en dommages pour KPH, lesquels pourront même atteindre jusqu’à cent millions de dollars.
Pour toutes questions ou commentaires, vous pouvez joindre Me Anne-Frédérique Bourret par courriel à abourret@millerthomson.com, tél : 514 879-4090, ou encore Me Claire Durocher à crdurocher@millerthomson.com, tél : 514 871-5452
Cet article est paru dans l’édition du vendredi le 27 avril 2018 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.