Quelle est la responsabilité de l’ingénieur relativement aux études réalisées préalablement aux travaux et quels sont les moyens de défense qui s’offrent à lui?
La décision récente de la Cour supérieure, Asphalte Desjardins inc. c. Ville de Lorraine, 2018 QCCS 60, rendue le 12 janvier dernier, illustre un cas où la responsabilité des ingénieurs responsables de la réalisation d’une étude géotechnique a été engagée.
Les faits
L’origine du litige découle du bruit occasionné par la circulation automobile sur l’autoroute 640, située sur le territoire de la Ville de Lorraine (« Ville »). La circulation créant de véritables troubles de voisinage, la Ville décide de construire un mur antibruit d’une longueur de 944 mètres aux abords de l’autoroute 640. Le projet est pris en charge par la Ville et financé, de façon partagée, par cette dernière et le ministère des Transports (« Ministère »).
La Ville lance un appel d’offres de services professionnels en ingénierie à l’issue duquel un contrat est octroyé à Dessau inc. (« Dessau »). Cette dernière doit notamment réaliser une étude géotechnique. À la lumière de celle-ci, Dessau recommande à la Ville d’excaver le sol préalablement à toute construction. Toutefois, en raison des frais qui pourraient être engendrés par une telle excavation, le Ministère suggère à la Ville de construire le mur à même le sol – suggestion qui est retenue par la Ville.
Le contrat de construction est octroyé à l’entrepreneur général Asphalte Desjardins inc. (« Asphalte ») qui confie à son tour une partie de son contrat en sous-traitance à Innovex Produits Techniques inc. (« Innovex»). Un an après le début des travaux, en août 2009, deux problèmes majeurs surviennent : une partie du mur s’effondre complètement tandis que des fissures apparaissent sur une autre partie du mur. La Ville ordonne alors l’arrêt des travaux et résilie presque immédiatement le contrat d’Asphalte.
La Ville poursuit Asphalte, Dessau et leurs cautions, notamment, pour des dommages de 2 324 373 dollars pour perte de l’ouvrage. Asphalte réclame à la Ville le paiement de son solde contractuel incluant une retenue spéciale imputée pour les déficiences ayant été observées.
La décision
1. L’effondrement
L’effondrement du mur est survenu en raison de la présence d’argile molle dans le sol n’ayant pas été détectée en temps opportun. Ceci n’était pas contesté lors du procès. La Cour retient uniquement la responsabilité de Dessau, concluant que son étude géotechnique était incomplète puisqu’elle ne faisait pas mention de la présence d’argile molle dans le sol. De fait, Dessau aurait pu et dû découvrir ce vice affectant le sol, propriété de la Ville. Elle était donc responsable du préjudice résultant de son utilisation en vertu de l’article 2104 C.c.Q.
La Cour rejette la thèse de l’immixtion du propriétaire plaidée par Dessau. Pour que ce moyen de défense soit retenu, Dessau devait démontrer que la décision générant la faute lui avait été imposée par la Ville, ce qui diffère d’une suggestion ou d’un avis. Or, il ne s’agit pas d’un cas où l’expertise du client est telle que les ingénieurs n’ont fait qu’exécuter ses ordres. En l’espèce, le Ministère a seulement suggéré la construction à même le sol et la Ville a pris sa décision sur la base des renseignements incomplets contenus dans l’étude de Dessau.
La Cour rejette également la défense de l’acceptation des risques soulevée par Dessau suivant laquelle la Ville avait accepté les risques de déformations en choisissant une construction sur tourbière. Les plans et devis ne prévoyaient pas une méthode de travail adéquate dans les circonstances et le suivi géotechnique a été réalisé de manière déficiente, ce qui justifie le rejet de ce moyen de défense.
Quant à Asphalte, la Cour l’exonère de toute responsabilité pour l’effondrement du mur. Asphalte ne pouvait connaître la condition du sous-sol alors qu’un contrat avait spécifiquement été confié à des professionnels par la Ville pour les caractériser.
2. Les fissures
La Cour retient la responsabilité solidaire de Dessau et d’Asphalte pour les fissures au mur : Asphalte est responsable pour le vice de conception imputable à sa sous-traitante Innovex, alors que Dessau aurait dû s’assurer que les dessins d’atelier proposés par Innovex étaient conformes à son interprétation des exigences du devis, ce qu’elle n’a pas fait. Malgré la solidarité entre Asphalte et Dessau, la Cour conclut qu’Asphalte doit supporter toute la faute pour les fissures, retenant qu’Innovex a négligé de réaliser l’étude de stabilité globale qu’elle s’était engagée à faire et qui lui aurait permis de déceler l’erreur de conception. La Cour accueille cependant le recours en garantie d’Asphalte contre Innovex, concluant que cette dernière est responsable du vice de conception ayant causé les fissures.
Conclusion
Cette décision démontre que le fardeau de preuve nécessaire aux professionnels pour faire valoir leurs moyens de défense, comme l’immixtion du propriétaire ou l’acceptation des risques, est difficile à établir. L’ingénieur responsable de la conception des plans et devis et des études préliminaires aux travaux assume une responsabilité importante et, dans la majorité des cas, doit répondre de tous les vices ou malfaçons résultant de la réalisation de ses services envers son donneur d’ouvrage.
Pour toutes questions ou commentaires, vous pouvez joindre Me Alexia Magneron par courriel à amagneron@millerthomson.com, tél : 514 879-4079, ou encore Me Marie-Catherine Ayotte à mayotte@millerthomson.com, tél : 514 879-2138
Cet article est paru dans l’édition du vendredi le 30 mars 2018 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.