Construire au Nunavik entraîne toute une série de difficultés : courte saison de travaux, problèmes d’approvisionnement, coûts astronomiques. Mais le plus grand défi demeure la présence de pergélisol, un écosystème en pleine mutation.
Le Nunavik, territoire situé au nord du 55e parallèle, s’étend sur environ 500 000 kilomètres carrés. Ses quelque 13 000 habitants sont répartis dans 14 villages côtiers, accessibles par bateau en été, mais seulement par avion durant la saison froide. Bien que sa population soit restreinte, les besoins en logements sont criants. « Il y a une pénurie de logements énorme ! On la connaît dans le Sud, mais elle est amplifiée d’une façon spectaculaire dans le Nunavik », souligne Pierre Gouslisty, ingénieur spécialisé en géotechnique nordique et président de Construction & Expertise PG. À cela s’ajoutent des besoins en infrastructures, qu’il s’agisse de transport, d’accès à l’eau potable ou de gestion des déchets.
Des matériaux difficiles à trouver
Rien de bien différent de ce qui est essentiel pour les collectivités du sud de la province, donc. Par contre, les défis sont tout autres. D’une part, les saisons de construction sont très courtes, ce qui demande beaucoup de coordination et d’organisation, ne serait-ce que pour acheminer les matériaux par bateau, dont les passages dans les divers villages peuvent être assez espacés.
L’accès à des matières de qualité — notamment les dépôts granulaires nécessaires à la fabrication de béton — représente un autre défi. « Souvent, il faut faire avec ce qu’on trouve, indique Jean-Pascal Bilodeau, professeur adjoint au Département de génie civil et de génie des eaux de l’Université Laval.
C’est facile dans le Sud, on a toujours une carrière à proximité, avec de bons matériaux. Mais dans le Nord, ce n’est pas toujours le cas. » Il ajoute que créer des matériaux, par exemple par concassage, ne constitue pas une option plus simple puisqu’il faut acheminer l’équipement pour le faire.
Pierre Gouslisty évoque quelques solutions pour contourner le problème : construire en acier plutôt qu’en béton ou faire livrer des poches de béton prémélangé auquel il ne reste qu’à ajouter de l’eau. Une autre option consiste à préfabriquer des fondations en béton, qui seront ensuite transportées par bateau, une alternative qui engendre toutefois des coûts astronomiques selon lui.
Les défis du pergélisol
Une des particularités de ce territoire est la présence de pergélisol, qui consiste en un sol gelé en permanence. Au fil des décennies, des techniques de construction ont été élaborées en lien avec cette réalité. Les changements climatiques sont toutefois venus modifier la donne. « Tout indique qu’il y a des mouvements non négligeables qui se produisent maintenant sur de vieilles constructions qui ont été fondées sur le soi-disant pergélisol, qui n’est plus au même niveau, qui a dégelé avec le temps », observe Pierre Gouslisty.
Un sol qui se met à dégeler perd en effet sa capacité portante, encore plus s’il contient une grande quantité de lentilles de glace. Les problèmes apparaissent aussi au moment de l’excavation, alors que le dégel entraîne une instabilité des parois et une accumulation d’eau au fond du trou. « Ça devient vraiment compliqué : on doit creuser rapidement, puis on ne peut pas laisser les excavations exposées parce que ça va fondre et ça va devenir comme du Jell-O », illustre-t-il.
Construire sur pieux pourrait permettre d’éviter les problèmes liés au dégel du sol, ce qui nécessite de trouver des sites où il y a du roc. Ces sites ne correspondent toutefois pas toujours aux emplacements souhaités par les municipalités, ou alors ils sont de moins en moins disponibles. En outre, cette solution peut s’avérer très coûteuse. « Mettre des pieux dans un petit bungalow dans le Sud, ça peut valoir 100 000 dollars. Dans le Nunavik, mettre des pieux, avec le transport et tout, ça peut valoir 5 millions de dollars », fait remarquer Pierre Gouslisty. Il mentionne à cet égard que le recours à des micropieux — plus faciles à transporter et à installer — commence à être envisagé pour les bâtiments à faible charge.
L’impact des interventions humaines
En plus des aléas de mère Nature, de la « mauvaise ingénierie » peut aussi contribuer à réchauffer le sol, selon Jean-Pascal Bilodeau. « On ne maîtrise pas toujours bien l’interaction entre la structure qu’on construit et son environnement dans le Nord. Des fois, la construction même de l’infrastructure va causer des problèmes », dit-il.
Celui qui étudie les infrastructures routières donne l’exemple des remblais, qui engendrent des amoncellements de neige de chaque côté d’une route. Or, la neige est un excellent isolant qui retient la chaleur accumulée dans le sol durant l’été, empêchant ainsi le sol de se refroidir une fois l’hiver venu. Les remblais amènent aussi des déficiences au niveau du drainage, ce qui crée des accumulations d’eau. « De l’eau, c’est par définition au-dessus de 0 degré Celsius alors qu’en dessous, le pergélisol est plus froid. Donc, ça fait des échanges de chaleur qui accélèrent un peu le dégel qu’on a en bordure du remblai », explique-t-il.
Parmi les solutions qu’il évoque figure l’option de rendre les remblais plus aérodynamiques, avec des pentes plus douces qui limiteront le couvert de neige. Autre idée : construire des remblais à convection d’air, c’est-à-dire composés de gros enrochements plutôt que de matériaux granulaires fins afin de favoriser le refroidissement en période hivernale. Enfin, il est possible d’utiliser des revêtements de route plus clairs que le traditionnel bitume noir. « Grosso modo, il faut soit chercher à extraire de la chaleur avec différentes techniques […], soit chercher à diminuer l’absorption de chaleur », résume Jean-Pascal Bilodeau.
Extraire de la chaleur prévaut également pour la construction de bâtiments. Pierre Gouslisty mentionne à cet égard l’emploi de thermosiphons. « C’est un système de tubulures qu’on met sous notre dalle, sous notre plancher de béton. […] Lorsque la chaleur va passer à travers la dalle pour rentrer dans le sol, il vient capter cette chaleur-là et la sort dehors. C’est comme une pompe à chaleur et ça permet de garder le sol gelé », précise-t-il.
Il conclut : « Je pense que le réel défi, dans le Grand Nord, pour les concepteurs, pour les ingénieurs, pour les gens de la construction, c’est d’essayer de trouver un équilibre dans un design de fondations qui va être durable à long terme, mais qui va aussi être viable économiquement. Est-ce que c’est de mettre systématiquement des thermosiphons ? Est-ce que c’est de pieuter systématiquement les bâtiments ? ». Seul l’avenir le dira.
Jean-Pascal Bilodeau estime qu’il reste du travail à faire pour former adéquatement les ingénieurs en matière de conception nordique. « Je vous dirais qu’à travers le Canada, les universités qui vont vraiment donner une formation qui va permettre à l’ingénieur qui a obtenu un diplôme en génie civil d’être compétent pour aller faire des travaux dans le contexte spécifique du pergélisol, il n’y en a pas beaucoup. » Il croit que sans études spécialisées, sans déploiement des connaissances et des bonnes pratiques, il sera difficile pour les ingénieurs de bien comprendre cette réalité et par conséquent, d’imaginer les meilleures solutions possible.
Cet article est tiré du Supplément thématique – Projets 2024. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !
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