Un arrêt de la Cour suprême du Canada, Double N Earthmovers Ltd. c. Ville d’Edmonton (1), a fait couler beaucoup d’encre lorsqu’il a été rendu, en 2007. La Cour suprême semblait protéger les donneurs d’ouvrage dans des situations où l’on pourrait croire qu’il y avait aveuglement volontaire de leur part. En présence d’une soumission en apparence conforme, le donneur d’ouvrage n’avait pas à entreprendre de vérifications additionnelles même en présence d’un doute ou suite à la dénonciation d’une irrégularité importante.
Le jugement cautionnait également le donneur d’ouvrage qui, une fois le contrat octroyé, convenait avec le soumissionnaire d’apporter des modifications aux exigences des documents contractuels, pourtant initialement incluses aux documents d’appel d’offres.
Résumons comme suit : l’appel d’offres exigeait que l’entreprise qui serait sélectionnée utilise de la machinerie dont l’année de fabrication ne remontait pas avant 1980. C’est ce que l’adjudicataire éventuel avait présenté comme équipement dans sa soumission. Or, selon la dénonciation d’un concurrent, le soumissionnaire visé ne disposait que d’équipement plus âgé. La municipalité choisit d’accepter la soumission telle qu’elle était présentée, jugeant qu’elle pourrait exiger de l’adjudicataire qu’il respecte ses engagements et utilise l’équipement annoncé et que celui-ci serait en défaut aux termes du contrat s’il n’obtempérait pas.
La Cour suprême approuva cette approche. Ainsi, dans la mesure où la soumission est effectivement conforme et que le soumissionnaire s’engage à respecter les exigences de l’appel d’offres, le donneur d’ouvrage n’a pas à s’assurer que les représentations du soumissionnaire sont exactes. (2)
La controverse ne s’arrêtait pas là. Ainsi, une fois le contrat octroyé et après avoir d’abord exigé de l’adjudicataire qu’il s’en tienne aux exigences du contrat, le donneur d’ouvrage avait finalement renoncé à l’exigence relative à l’âge de l’équipement. La Cour suprême statue que, une fois le contrat octroyé sur la base de l’appel d’offres et de la soumission, le donneur d’ouvrage peut, s’il croit que cela est dans son intérêt et à moins que les documents d’appel d’offres ne l’interdisent, lever une condition du contrat sans en être redevable aux anciens soumissionnaires.
Il faut cependant retenir deux conditions essentielles pour que le donneur d’ouvrage puisse ainsi se réfugier derrière les enseignements de la Cour suprême. D’abord, le contrat doit avoir été octroyé dans le respect des principes de traitement équitable et sur un pied d’égalité des soumissionnaires, sur la base d’une soumission qui, telle que présentée, était bel et bien conforme. Ensuite, il ne doit pas y avoir connivence entre le donneur d’ouvrage et l’adjudicataire. Le donneur d’ouvrage doit avoir agi de bonne foi, avec l’intention arrêtée de conclure un contrat qui respecte les exigences de l’appel d’offres.
L’arrêt Double N a été suivi à quelques reprises au Québec par la suite. Par exemple, en 2008, dans Buanderie Blanchelle inc. c. Agence de la santé et des services sociaux de Montréal et al. (3), le soumissionnaire défait reprochait à l’Agence donneur d’ouvrage d’avoir octroyé le contrat à son concurrent alors qu’un administrateur de ce dernier avait écrit à l’Agence pour l’aviser, avec preuve documentaire à l’appui, que la résolution au soutien de la soumission était invalide parce que non signée par des administrateurs de la compagnie. La Cour supérieure conclut que, une fois que l’Agence s’était assurée que les documents requis étaient inclus, incluant une résolution du conseil d’administration de la compagnie avec sceau de conformité, elle n’avait pas à faire enquête sur la procédure interne de la compagnie pour déterminer si la résolution avait été passée régulièrement. Elle devait évaluer la soumission selon son contenu réel. Or, à sa face même, la résolution accompagnant la soumission paraissait conforme aux conditions de l’appel d’offres.
En 2011, un autre juge de la Cour supérieure a opté pour une approche semblable, dans Signalisation Pro-Sécur inc. c. Hydro-Québec (4). Pro-Sécur, le soumissionnaire évincé, reprochait à Hydro-Québec de ne pas avoir fait d’enquête pour s’assurer que Signel, l’adjudicataire du contrat, avait l’équipement requis pour effectuer les travaux visés par l’appel d’offres. Or, les documents d’appel d’offres précisaient que Hydro-Québec « tient compte de la compétence et de l’expérience du soumissionnaire et de sa capacité démontrée de respecter les exigences du contrat ». Le Tribunal juge que, à partir du moment où tous les documents requis étaient fournis, incluant quant à la liste d’équipement, et que la soumission était conforme à cet égard, il existait une présomption que le soumissionnaire respecterait toutes les exigences de la loi, incluant en ce qui concerne l’équipement exigé, et une enquête plus approfondie n’était pas nécessaire. De plus, le cautionnement obtenu par Signel était suffisant comme gage supplémentaire de sa compétence.
Deux jugements plus récents confirment la tendance. Dans W. Côté & Fils ltée c. Ville de Brownsburg-Chatham (5), suite à l’octroi du contrat, une révision exhaustive des devis techniques a été effectuée et les parties au contrat ont décidé de modifier quelques équipements prévus aux devis techniques pour s'assurer qu’ils soient compatibles avec les équipements que la ville possédait déjà et pour qu’il s’agisse d’équipements plus aisés à faire fonctionner par les employés de la ville. Le soumissionnaire perdant, mis au courant, était d’avis que ces modifications auraient dû être incorporées dans un nouvel appel d'offres, afin qu’il puisse avoir la chance de soumissionner à égalité avec les autres soumissionnaires. Le juge écrit que le meilleur moyen pour la ville de s'acquitter de son obligation d'équité consistait à évaluer toutes les soumissions d'après leur contenu réel et non en fonction des renseignements révélés ultérieurement. Par la suite, si la ville estime qu'il est de son intérêt de lever une condition du contrat, elle a le droit de le faire, sauf indication contraire dans les documents d’appel d’offres. Une fois le contrat formé, cela « ne regarde que les deux parties à ce contrat » (6). Le juge souligne cependant qu’il n’y a eu aucune manœuvre malhonnête de la part de la ville, qui a agi en tout temps dans l'intérêt des citoyens.
Finalement, dans 9012-8067 Québec inc. c. Municipalité de Rawdon (7), la question des vérifications que doit ou non faire le donneur d’ouvrage était l’une des nombreuses questions en litige. Les documents d’appel d’offres prévoyaient que l'équipement mentionné dans la soumission devrait être en totalité en exploitation sur les routes de la municipalité lors de toute intervention de déneigement. Or, le compétiteur a dénoncé à la municipalité que l’un des camions de l’adjudicataire éventuel du contrat faisait également partie de l'équipement prévu aux fins d'un contrat de déneigement conclu avec le ministère des Transports. Le juge rejette cet argument au motif que la municipalité ne disposait pas de tels renseignements lors de l'analyse des soumissions et que, de toute façon, ils ne devenaient pertinents que lors de l'exécution du contrat par son adjudicataire. (8)
Il ne fait donc aucun doute que les enseignements de la Cour suprême sont suivis par les tribunaux du Québec. Avec cependant les nuances appropriées. Ainsi, dans la mesure où le donneur d’ouvrage agit de bonne foi et non de connivence pour avantager un soumissionnaire, il n’a pas à faire d’enquête pour s’assurer que les représentations à la soumission sont exactes. De plus, une fois le contrat octroyé en conformité avec les règles qui régissent l’appel d’offres, les modifications apportées au contrat, que le donneur d’ouvrage juge être dans son intérêt, ne regardent que les parties au contrat. Le donneur d’ouvrage est libre de lever une condition du contrat sans avoir à retourner en appel d’offres.
2- Par contre, selon une certaine jurisprudence, dans d’autres contextes, dont un arrêt de la Cour d’appel dans Confédération des caisses populaires et d'économie Desjardins du Québec c. Services informatiques Decisionone, 2003 CanLII 29394 (QC CA), le donneur d’ouvrage manque à son obligation de bonne foi si, en présence d’une soumission clairement entachée d’une erreur de la part du soumissionnaire qui rendra l’exécution du contrat impossible par ce soumissionnaire, à la connaissance du donneur d’ouvrage, ce dernier tente d’en tirer avantage en octroyant néanmoins le contrat à ce soumissionnaire.
Vous pouvez adresser vos questions ou commentaires à Me Christian J. Brossard par courriel à cjbrossard@millerthomsonpouliot.com, ou par téléphone au 514 871-5407.
Cette chronique est parue dans l’édition du mardi 17 avril 2012 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !