En matière d’appel d’offres, les principes établis par les tribunaux au cours des dernières années sont assez clairs et constants. On parlera d’équité entre les soumissionnaires, d’accès à toute l’information, d’égalité de traitement, bref, de toutes les facettes de ce qu’on pourrait regrouper sous le thème général de bonne foi.
Comme dans toute chose, c’est au niveau de l’application de ces principes que l’affaire devient plus complexe. Qu’est-ce qu’une irrégularité mineure ? Le donneur d’ouvrage peut‑il la corriger au nom de l’intérêt public ? Même en présence d’une clause de réserve dans les documents d’appel d’offres, une telle tentative de régularisation reste toujours risquée.
L’affaire Construction Bé-Con inc. c. Canada, rendue par la juge Ouellet de la Cour supérieure au cours de l’été, est une illustration intéressante de ces difficultés.
Les faits
En juillet 2006, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada lance un appel d’offres pour l’obtention de soumissions concernant la réalisation des travaux de stabilisation et de restauration du mur de front de la célèbre terrasse Dufferin, au pied du Château Fontenac à Québec.
Le 28 août 2006, lors de la séance d’ouverture publique, les soumissionnaires présents sont informés que deux soumissions ont été déposées dans les délais prescrits, soit avant 14 h, et Bé-Con remporte la mise avec une soumission de 2 447 500 $.
Or, quelques jours plus tard, Bé‑Con, qui attendait le contrat, reçoit plutôt une lettre d’une représentante de Travaux publics l’informant d’un coup de théâtre majeur : après vérification du Centre national de recherches, Travaux publics s’est rendu compte que l’horodateur affichait une avance de deux minutes, faisant en sorte que la soumission de l’entrepreneur D. & R. Grenier inc., initialement horodatée à 14 h 1, donc en retard, aurait dû être reçue à 13 h 59 ! Cette soumission, à peine inférieure à celle de Bé‑Con, vient donc remporter la mise et relègue Bé‑Con au rang de deuxième soumissionnaire.
Un processus vicié
Sans remettre directement en cause la correction après coup de « l’heure de vérité » affichée par l’horodateur de Travaux publics, Bé‑Con attaque le processus suivi par ce dernier pour procéder à l’ouverture de la soumission de D. & R. Grenier.
En effet, Travaux publics s’est doté d’un Guide des approvisionnements détaillant non seulement les grands principes, mais également le processus à suivre rigoureusement pour procéder à l’ouverture des soumissions. On y trouve par exemple l’obligation de procéder à une ouverture publique des enveloppes, ou minimalement devant témoin, la confection d’une fiche de soumission, des règles particulières de conservation des documents pour en préserver l’intégrité, etc.
Or, ces règles n’ont pas été suivies en l’espèce. L’enveloppe de D. & R. Grenier a été ouverte en privé, contrevenant à la lettre et à l’esprit du Guide d’approvisionnement que Travaux publics s’était lui-même donné. Pour la Cour, il ne s’agit pas d’une irrégularité mineure, comme le prétend le donneur d’ouvrage, mais plutôt d’un accroc majeur à la procédure habituelle et une brèche au principe de l’égalité entre les soumissionnaires.
Au surplus de ce vice de procédure, la Cour met en lumière le défaut de D. & R. Grenier de détenir la licence appropriée pour procéder aux travaux requis par l’appel d’offres. De fait, la preuve révèle que cette question de la licence requise était discutée au sein même de Travaux publics, qui a cru bon de consulter la personne-référence sur cette question à la Régie du bâtiment du Québec. Or, même si la réponse obtenue tendait à disqualifier D. & R. Grenier, Travaux publics a préféré ignorer cet avis qu’il avait lui‑même recherché pour invoquer sa discrétion et valider la soumission de D. & R. Grenier.
Erreur, tranche la Cour. Le caractère approprié des licences requises est une question de fond car elle est directement reliée à la qualification professionnelle du soumissionnaire. Partant, le donneur d’ouvrage ne jouit pas d’une discrétion absolue à ce titre et comme, en l’espèce, la sous-catégorie de licence retenue n’était pas appropriée au type de travaux projetés, il y a irrégularité sur un élément essentiel entraînant la non-conformité de la soumission.
Vu ce double vice, tant dans le processus d’attribution que dans la soumission retenue, la Cour déclare que Bé-Con aurait dû se voir octroyer le contrat de la terrasse Dufferin. Sur preuve de la moyenne de ses profits annuels des dernières années, la Cour octroie donc à Bé-Con une somme de 190 000 $ à titre de perte de profit sur ce contrat.
Cette affaire démontre la sévérité dont les tribunaux font preuve dans l’analyse du processus d’appel d’offres. Si les donneurs d’ouvrage conservent encore une certaine marge de manœuvre dans l’analyse des soumissions, surtout en présence de clauses de réserve appropriées, il semble que l’équité – et l’apparence d’équité – ne laisse place, pour sa part, à aucun accroc.
Vous pouvez adresser vos questions ou commentaires à Me Mathieu Turcotte par courriel (mturcotte@millerthomsonpouliot.com) ou téléphone : 514 875-5210.
Cette chronique est parue dans l’édition du jeudi 8 décembre 2011 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !