Nombreux sont les entrepreneurs qui, aux termes d’un appel d’offres dont ils ont été écartés ou dont ils sont sortis… bon deuxième, considèrent avoir été lésés et poursuivent en dommages-intérêts le donneur d'ouvrage qui les aurait injustement privés du contrat. Sans nous prononcer sur les statistiques à cet égard, il arrive fréquemment que le soumissionnaire défait, dont le prix était le plus bas, parvienne à démontrer que la décision du donneur d'ouvrage de rejeter sa soumission n’était pas fondée ou encore que le deuxième réussisse à faire la preuve que la soumission la plus basse n’était pas conforme aux exigences de l’appel d'offres.
Dans un arrêt récent, Entreprises Marchand & Frères inc. c. Société d’énergie de la Baie James(1), la Cour d’appel rappelle qu’il ne s’agit là que de la première étape que doit franchir le soumissionnaire qui réclame compensation. Démontrer par exemple que l’autre soumission aurait dû être rejetée pour défaut de conformité ou encore que sa propre soumission était au contraire conforme n’est pas suffisant. Le réclamant doit également prouver que, dans une telle situation, le contrat lui aurait vraisemblablement été octroyé.
Les faits de ce dossier peuvent se résumer comme suit. La Société d’énergie de la Baie James (SEBJ) a procédé en novembre 2002 à un appel d’offres pour la réalisation de travaux d'excavation et de bétonnage d'une galerie de dérivation de la rivière Eastmain. Il s’agissait là d’une construction provisoire dont l’objectif était de détourner le lit de la rivière pour permettre la construction « à sec » du barrage. Le caractère temporaire et préliminaire de ces travaux, objet du contrat envisagé, a entraîné des divergences d’opinion quant aux catégories de la licence requise en vertu de la Loi sur le bâtiment. Il s’agit là de la source du litige : s’agissait-il de travaux pour un « ouvrage relatif à la génération d’électricité » ?
Les documents d'appel d'offres requéraient que les soumissionnaires détiennent, à l’ouverture des soumissions, la licence comportant les catégories requises en vertu de la loi, sans préciser quelles étaient ces catégories. Le défaut de posséder la licence appropriée entraînait le rejet automatique de la soumission. La coentreprise formée des demanderesses, dont la soumission s’est avérée la deuxième plus basse, possédait une licence pour les trois sous-catégories suivantes : les ouvrages de génie civil souterrains, ceux de génie civil immergés et ceux relatifs à la génération d’électricité. Selon elle, ces trois catégories étaient nécessaires aux travaux faisant l’objet de l’appel d'offres.
Or, la coentreprise, dont la soumission était la plus basse, Janin-BOT, ne détenait une licence que pour la première de ces catégories.
La SEBJ, confrontée à une contestation de la conformité de la soumission de Janin-BOT par la coentreprise demanderesse, s’est adressée à la Régie du bâtiment pour connaître sa position quant aux catégories requises. Un représentant de la Régie a répondu qu’il apparaissait que la catégorie appropriée était celle relative aux ouvrages de génération d’électricité. D’entrée de jeu, soulignons que tant la Cour supérieure que la Cour d’appel concluent que la position exprimée par la Régie ne constituait dans les circonstances qu’un simple avis d’un membre du personnel de la Régie, que l’expression d’une opinion, sans valeur contraignante, qui n’aurait même pas lié la Régie elle-même.
Effectivement, dans ce contexte, la SEBJ, procédant à sa propre réflexion, en vient à la conclusion qui lui semble la plus logique, c’est-à-dire que la catégorie de licence que détenait Janin-BOT suffisait pour le contrat visé. Les deux instances judiciaires lui donneront raison, en précisant que l’ouvrage visé n’était qu’une étape préliminaire et temporaire n’ayant aucune utilité à la production d’électricité en tant que telle.
Cela étant dit, la Cour d’appel s’est néanmoins attardée à la question suivante : la demanderesse, deuxième plus bas soumissionnaire, a-t-elle démontré que, si Janin-BOT avait été écartée, la SEBJ aurait octroyé le contrat à la demanderesse ?
La demanderesse argumentait qu’elle bénéficiait d’une triple présomption à l’effet que le contrat lui aurait été accordé, concept effectivement reconnu par nos tribunaux, du fait que sa soumission était conforme, qu’elle présentait désormais le prix le plus bas et qu'elle était capable d'exécuter le travail requis. Or, tant le juge de la Cour supérieure que la Cour d’appel soulignent que la présomption ne joue que dans la mesure où il est effectivement démontré que la soumission satisfaisait toutes les conditions prévues à l’appel d’offres.
Or, la SEBJ a fait la preuve devant le premier juge que la demanderesse n'avait aucune expérience en matière de percements de galerie ou travaux de même nature et que, dans les circonstances, elle ne lui aurait pas octroyé le contrat, considérant la complexité technique et le caractère risqué des travaux visés, ainsi que leur importance dans le chemin critique de l’échéancier du projet. Bref, conclut le juge, il s’agissait là d’explications raisonnables et non d’un simple prétexte de la SEBJ.
À tout événement, comme le souligne le juge de première instance, soutenu par la Cour d’appel, la SEBJ était en droit de s’appuyer sur une clause contenue aux documents d'appel d'offres à l’effet que, pour l’attribution du contrat, « elle […] tient compte de la compétence et de l’expérience du soumissionnaire », étant précisé que les associés majoritaires d’une société en coparticipation devaient présenter « une solide expérience dans l’exécution, dans la province de Québec, de contrats de nature, de complexité et d’envergure comparable [sic] pour que leurs soumissions soient considérées ».
Un rappel donc à l’entrepreneur qui considère avoir été lésé aux termes d’un appel d’offres : son fardeau ne se limite pas à faire la preuve que sa soumission était la plus basse conforme, il doit également démontrer que, une fois placé dans cette position, le contrat lui aurait vraisemblablement été octroyé.
Vous pouvez adresser vos questions ou commentaires à Me Christian J. Brossard : par courriel ou par téléphone au 514 871-5407.
Cette chronique est parue dans l’édition du vendredi 16 septembre 2011 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !