[Au tribunal] Constat d’ambiguïté dans l’appel d’offres : le devoir de s’informer auprès du donneur d’ouvrage

6 juin 2024
Par Camille Beaudry, Sociétaire

La présence de documents d’appel d’offres prétendument ambigus dans le domaine de la construction a été au cœur d’une récente décision de la Cour d’appel du Québec[1] dans laquelle notre équipe[2] a représenté avec succès l’Agence métropolitaine de transport (« AMT[3] »).

Décision de première instance

Faits

L’AMT a lancé un appel d’offres pour la réalisation simultanée de deux projets pour des travaux sur l’autoroute 10. Le premier projet prévoyait la construction d’une voie réservée pour autobus et une nouvelle bretelle de sortie pour l’AMT, tandis que le second prévoyait le surfaçage de l’autoroute, financé par le ministère des Transports du Québec (« MTQ »).

 

À la suite de l’ouverture des soumissions, Sintra inc. (« Sintra »), une entreprise spécialisée en construction d’infrastructure routière, est la plus basse soumissionnaire. Or, l’AMT a rejeté sa soumission, car Sintra proposait des prix unitaires différents pour certains articles du Bordereau des prix et quantités (le « Bordereau ») alors qu’il était prescrit que ces prix, pour des travaux à réaliser tant dans le projet MTQ que dans le projet AMT, devaient être les mêmes pour les deux projets visés par le contrat. En effet, en vertu de l’article 6.0 dudit Bordereau, les prix unitaires des articles répétés avec les suffixes a et b (p. ex., 004a et 004b) devaient être identiques.

 

Sintra conteste le rejet de sa soumission, arguant notamment que les documents d’appel d’offres comportaient des ambiguïtés et que les exigences de l’AMT avaient pour effet de forcer les soumissionnaires à présenter des prix déséquilibrés, une pratique proscrite. Par son recours, Sintra réclame à l’AMT la somme de 708 292 $ à titre d’indemnité pour perte de profit.

 

Questions en litige

  • La soumission de Sintra est-elle conforme aux exigences de l’appel d’offres? Advenant qu’elle ne soit pas conforme, ceci résulte-t-il d’une ambiguïté des documents d’appel d’offres?
  • Subsidiairement, l’irrégularité de la soumission est-elle mineure de sorte que l’AMT pouvait octroyer le contrat à Sintra?

 

Motifs de la décision en première instance

La Cour de première instance a retenu l’argumentaire de Sintra selon lequel la rédaction de la clause 6.0 l’avait induite en erreur et amenée à déposer une soumission dans laquelle certains prix unitaires pour des articles du Bordereau séparés en a et en b n’étaient pas identiques.

 

Le juge fonde cette décision sur l’argument de Sintra voulant que la nature et les conditions de réalisation des travaux décrits dans chacun des articles scindés en sous-articles a et b étaient différentes dans les volets AMT et MTQ.

 

Le juge ajoute que Sintra était justifiée d’agir ainsi dans le souci qu’elle disait avoir de ne pas présenter des prix déséquilibrés, une pratique défendue dans les instructions adressées aux soumissionnaires émanant de l’AMT.

 

Enfin, bien que la soumission de Sintra était entachée d’une irrégularité majeure parce qu’elle entraînait un impact sur l’égalité entre les soumissionnaires, le tribunal conclut que Sintra est en droit d’être indemnisée pour sa perte de profits évaluée à 708 292 $ en sus des intérêts et de l’indemnité additionnelle.

 

Décision de la Cour d’appel [4]

Erreurs soulevées par l’AMT

Dans un appel interjeté par l’AMT, cette dernière reproche notamment au juge de première instance les deux erreurs suivantes :

 

  1. Le juge a erré de façon manifeste et déterminante en concluant que l’article 6.0 des directives du Bordereau était ambigu et avait induit l’intimée en erreur, de sorte que l’appelante ne pouvait valablement écarter sa soumission.
  2.  Le juge a erré de façon manifeste et déterminante en concluant que l’intimée avait fait la preuve de ses dommages.

 

Pour soutenir ses prétentions, l’AMT soutient que la clause 6.0 est on ne peut plus claire. Cette dernière est rédigée dans un langage précis qui correspond au vocabulaire courant employé dans les documents d’appel d’offres en construction routière, un vocabulaire avec lequel les entrepreneurs en général et Sintra en particulier sont familiers.

 

Enfin, selon l’AMT, un soumissionnaire qui constate une erreur ou une contradiction dans les documents d’appel d’offres a le devoir de s’informer et de dissiper toute ambiguïté.

 

Décision de la Cour d’appel

En appel, la Cour avalise les prétentions de l’AMT : le premier jugement est infirmé.

 

En effet, contrairement à la position du tribunal de première instance, la Cour d’appel conclut que l’article 6.0 des directives du Bordereau n’était pas ambigu et, qu’en réalité, il n’avait pas induit Sintra en erreur.

 

Dans l’éventualité où Sintra avait perçu une quelconque contradiction dans les documents d’appel d’offres avant le dépôt de sa soumission, elle a manqué à son obligation de communiquer ses questions ou commentaires sur ces irrégularités à l’AMT en temps opportun.

 

La Cour d’appel souligne également l’incohérence entre la qualification de l’irrégularité majeure de la soumission de Sintra par le juge de première instance et l’octroi des dommages à cette dernière. La position du juge de première instance, eu égard à l’irrégularité majeure de la soumission, est irréconciliable avec l’idée qu’une indemnité puisse être octroyée à Sintra. En effet, face à la soumission de Sintra affectée d’une non-conformité majeure, l’AMT n’avait d’autre choix que de la rejeter.

 

Cet arrêt comporte un rappel important : le soumissionnaire est soumis à l’obligation de se renseigner qui est le corollaire de l’obligation d’information du donneur d’ouvrage. Ainsi, s’il constate des ambiguïtés ou des irrégularités dans les documents d’appel d’offres avant le dépôt de sa soumission, le soumissionnaire doit s’informer auprès du donneur d’ouvrage. S’il fait défaut de ce faire, il ne pourra se plaindre ensuite d’avoir été victime d’une ambiguïté qui aurait pu être tirée au clair avant le dépôt de sa soumission.

 


1. Sintra inc. c. Agence métropolitaine de transport, 2022 QCCS 4971.

2. L’Agence métropolitaine de transport a été représentée par Me Jasmin Lefebvre et Me Camille Beaudry.

3. Maintenant ARTM : Autorité régionale de transport métropolitain.

4. Agence métropolitaine de transport c. Sintra inc., 2 024 QCCA 500.

 

Miller Thomson avocats

 

Miller Thomson avocats

Cet article est paru dans l’édition du 23 mai 2024 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.