[Au tribunal] Responsabilité solidaire des intervenants

25 mai 2020
Par Me Anik Pierre-Louis, associée

L’affaire de la pyrrhotite[1] aura démontré que la responsabilité dans ce genre de cas revient aux entrepreneurs, aux carrières et aux bétonnières.

Le 13 mai dernier était publiée la première partie d'une analyse de la décision phare récemment rendue par la Cour d’appel dans l’affaire de la pyrrhotite. En voici la suite.
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Si la première partie de notre analyse traitait plus précisément de la responsabilité des géologues vis-à-vis des victimes. Celle-ci visera, quant à elle, à expliquer les motifs ayant mené la Cour d’appel à retenir la responsabilité des entrepreneurs ainsi que celle des carrières et bétonnières. Elle vise également à traiter du partage de responsabilité opéré entre les divers responsables, pour ne valoir qu’entre eux.

 

À titre de rappel, les parties prenantes du litige ont été divisées en quatre groupes, soient le groupe 1 composé de SNC-Lavalin Inc. (« SNC ») et de son géologue, le groupe 2 composé de la carrière et des bétonnières, le groupe 3 composé des différents entrepreneurs, et le groupe 4 composé des propriétaires ayant subi des dommages. Les assureurs des diverses entreprises impliquées sont aussi inclus dans les groupes 1 à 3.

 

Contexte

Au cours des 15 dernières années, dans la région de Trois-Rivières, de nombreux bâtiments ont vu leurs fondations se fissurer de manière inquiétante. Une enquête a révélé que la présence de pyrrhotite dans le granulat du béton utilisé entre avril 2003 et mai 2008 pour couler les fondations était la cause de ces vices. Plus de 1 000 propriétaires de bâtiments affectés ont intenté des recours en responsabilité dont les dommages totalisaient environ 200 M$.

 

Le 31 juillet 2014, la Cour supérieure rendait son jugement[2] et en venait à la conclusion que les groupes 1, 2 et 3 étaient tous responsables solidairement (ou in solidum) à l’égard du groupe 4 (sous réserve de quelques exceptions). Les premiers groupes devaient donc indemniser ce dernier. La solidarité entre les parties responsables bénéficie aux victimes, car elles ont ainsi le droit de réclamer du débiteur de leur choix le plein montant qu’elles se sont vu octroyer. Les divers codébiteurs doivent ensuite « s’arranger entre eux », pour reprendre l’expression familière, afin de se répartir le fardeau financier des dommages. Si l’un d’eux est incapable d’assumer sa part, il revient aux codébiteurs d’assumer cette perte, et non pas aux victimes. Le caractère solidaire de la responsabilité découle de la loi et est souvent invoqué contre les entrepreneurs et professionnels en matière de construction lorsque l’ouvrage est affecté de vices graves[3].

 

Dans l’affaire de la pyrrhotite, cela signifie que les membres des groupes 1, 2 et 3 ont tous été jugés responsables de payer 100 % des dommages à l’égard des victimes. Dans une seconde étape, le tribunal devait se prononcer sur le partage de responsabilité entre les groupes responsables, pour ne valoir qu’entre eux. Le juge de la Cour supérieure a conclu que le groupe 1 était responsable à 70 %, le groupe 2 à 25 % et le groupe 3 à 5 %.

 

Responsabilité vis-à-vis des victimes

À l’égard des victimes, la Cour d’appel a maintenu les conclusions de responsabilité de type solidaire. Elle rappelle que la loi vise d’abord et avant tout à « protéger les victimes innocentes ayant contracté avec des personnes spécialisées[4] ». Il s’agit là du but des régimes de garantie de qualité, de présomption de faute et de responsabilité applicables aux vendeurs ainsi que du régime de présomption de responsabilité solidaire applicable aux entrepreneurs et professionnels ayant participé à la réalisation de l’ouvrage.

 

Il faut retenir de cette affaire que les entrepreneurs sont tenus, envers leurs clients, aux garanties de qualité des biens qu’ils incorporent à l’ouvrage[5]. Par conséquent, le vice affectant les fondations des bâtiments se qualifiait à la fois de vice de construction et de vice caché[6]. Le groupe 3 ne pouvait s’exonérer en soutenant, par exemple, que l’agrégat utilisé par les bétonnières était affecté d’un vice caché, soit qu’il contenait de la pyrrhotite.

 

De plus, à l’égard de leurs clients (groupe 4), les entrepreneurs ne pouvaient pas invoquer la faute du géologue, car ce dernier n’était pas un professionnel retenu par les clients.

 

Enfin, bien que les fautes professionnelles du groupe 1 ont induit en erreur les groupes 2 et 3, elles n’équivalaient pas à une force majeure permettant aux groupes 2 et 3 de se voir exonérés face aux victimes.

 

Responsabilité partagée entre les intervenants

En ce qui concerne le partage de la responsabilité, il convient de souligner que les entrepreneurs (groupe 3) ont eu gain de cause devant la Cour d’appel à l’égard des groupes 1 et 2. Cela signifie qu’en fin de compte, le groupe 3 ne doit pas supporter 5 % des dommages qui leur avaient été attribués à la suite de la décision de la Cour supérieure.

 

En effet, la Cour d’appel retient que les entrepreneurs n’ont commis aucune faute causale; il n’était pas réaliste ni raisonnable pour eux d’effectuer des tests pétrographiques qui auraient permis de découvrir le vice affectant le béton liquide. Ainsi, le produit fabriqué et vendu par le groupe 2 ne respectait pas la garantie de qualité prévue par la loi. En outre, les entrepreneurs n’ont pas à supporter une part de responsabilité en raison des fautes professionnelles commises par le groupe 1, qui a produit des rapports erronés sur la qualité du béton.

 

Quant au différend existant entre le groupe 1 et le groupe 2, la Cour d’appel décide de faire supporter en entier au groupe 2 les 5 % de responsabilité qu’elle retire des épaules des entrepreneurs. Elle souligne que le groupe 2 possédait des indices qui auraient dû le mener à redoubler de prudence, comme l’existence de problèmes connus de pyrite dans l’agrégat de la carrière voisine. La carrière et les bétonnières sont donc tenues d’assumer 30 % des dommages à l’égard des groupes 1 et 3. Le groupe 1, qui doit supporter 70 % des dommages à l’égard des groupes 2 et 3, n’a pas su convaincre la Cour d’appel de diminuer ce pourcentage.

 

Conclusion

Selon le tribunal, les fautes les plus importantes dans toute cette affaire ont été celles de SNC et de son géologue (groupe 1), qui ont erronément attesté la bonne qualité du béton, alors qu’ils auraient dû et pu en empêcher l’utilisation. Heureusement pour les victimes, la Cour d’appel a maintenu la responsabilité solidaire de la part des intervenants dans la chaine d’approvisionnement et dans la construction de leurs immeubles.


1. SNC-Lavalin inc. (Terratech inc. et SNC-Lavalin Environnement inc.) c. Deguise, 2020 QCCA 495. En date des présentes, le jugement n’a pas fait l’objet d’une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada et le délai pour ce faire n’est pas expiré. Il est donc possible que la Cour suprême ait à se prononcer sur cette affaire et en modifie ou en confirme les conclusions.
2. Deguise c. Montminy, 2014 QCCS 26
3. Article 2118 du Code civil du Québec
4. Jugement de la Cour d’appel, par. 451
5. Articles 1726 et 2103 C.c.Q.
6. Jugement de la Cour d’appel, par. 146 à 162

Pour questions ou commentaires, vous pouvez joindre Me Anik Pierre-Louis par courriel au apierrelouis@millerthomson.com ou par téléphone au 514 871-5372.

 

Miller Thomson avocats

 

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Cet article est paru dans l’édition du 12 mai 2020 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.