La Cour d’appel a tout récemment rappelé certaines des limites de l’obligation de renseignement d’un donneur d’ouvrage dans l’affaire Sintra inc. c. Ville de Montréal[1].
Les faits
En 2013[2], la Ville de Montréal (la « Ville ») lance un appel d’offres public pour l’exécution de travaux de trottoirs, d’égouts, de conduites d’eau, de voirie et d’éclairage dans le quartier Saint-Henri. En 2014, à l’issue de l’appel d’offres, la Ville octroie le contrat pour les travaux prévus à Sintra inc. (« Sintra »).
Dès le début des travaux et tout au long de ceux-ci, la relation entre la Ville et Sintra est compliquée et les parties sont confrontées à d’importantes difficultés en matière de communications. Alors que Sintra souhaite discuter des voies ferrées de tramway trouvées sous la chaussée et de la fermeture partielle du pont Honoré-Mercier qui rend le transport de pierres au chantier impossible – ce qu’elle considère comme une information pertinente qu'aurait dû divulguer la Ville lors de l’appel d’offres –, elle se bute à une fin de non-recevoir.
Quelques semaines après la fin des travaux, Sintra envoie une mise en demeure à la Ville pour obtenir le paiement de diverses sommes réclamées au terme de ceux-ci. Cependant, la commission Charbonneau rendait public son rapport concernant l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction à ce moment. La Ville met alors en demeure Sintra de se prévaloir des mécanismes de remboursement volontaire prévus par la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics.
Dans ce contexte, Sintra introduit un recours contre la Ville réclamant environ 360 000 $ pour travaux impayés répartis dans différents postes de réclamation et pour comportement jugé abusif de la Ville. Toutefois, cet article se concentrera uniquement sur les postes de réclamation concernant l’enlèvement des voies ferrées et la fermeture partielle du pont Honoré-Mercier.
Le jugement de première instance
En première instance, la Cour est notamment appelée à se prononcer sur l’enlèvement des voies ferrées pour lequel Sintra réclame près de 100 000 $. Sintra allègue que l’enlèvement des rails de tramway n’était pas prévu dans les documents de soumission et ne faisait donc pas partie du contrat. Cette réclamation est contestée par la Ville qui soutient que l’enlèvement des rails était spécifiquement prévu au contrat et que le coût devait être inclus au prix forfaitaire de Sintra. Au terme de son analyse, le tribunal conclut que l’enlèvement des voies ferrées lors des travaux faisait partie de l’appel d’offres.
Même si Sintra invoque qu’elle ne pouvait se douter de la présence de rails puisqu’ils étaient invisibles sous la chaussée, le tribunal considère qu’elle ne pouvait ignorer l’existence de rails sous plusieurs rues montréalaises. D’ailleurs, tout au long de l’appel d’offres, Sintra a eu la possibilité de poser des questions à la Ville, mais ne l’a pas fait. Elle n’a pas non plus augmenté le prix de sa soumission pour tenir compte de ce risque. Ce poste de réclamation sera donc rejeté par la Cour.
Le tribunal est également appelé à se prononcer sur l’impact de la fermeture du pont Mercier lors des travaux. En effet, Sintra allègue que la Ville avait manqué à son devoir d’information en ne l’avisant pas des entraves prévues au pont Mercier, ce qui l’avait forcée à emprunter un chemin beaucoup plus long par le pont Champlain pour se rendre à sa carrière. En défense, la Ville soutient qu’elle n’avait pas à divulguer cette information puisque cette information évoluait rapidement et continuellement. En plus de ne pas contrôler les travaux sur le pont Honoré-Mercier, la Ville plaide que cette information était disponible au grand public et qu’il appartenait à Sintra de se renseigner à ce sujet.
Aux fins de sa décision, le juge examine la question à savoir si la Ville doit compenser Sintra pour les imprévus reliés à la fermeture partielle du pont Honoré-Mercier dans l’éventualité où l’augmentation des coûts résulte du manquement à l’obligation de renseignement de la Ville. Pour y parvenir, le tribunal se réfère aux trois critères établis par la jurisprudence[3] à savoir :
- la connaissance, réelle ou présumée, de l’information par la partie débitrice de l’obligation de renseignement;
- la nature déterminante de l’information en question;
- l’impossibilité du créancier de l’obligation de se renseigner soi-même, ou la confiance légitime du créancier envers le débiteur.
Concernant le premier critère, le juge conclut qu’en fonction de la preuve administrée, la Ville savait depuis décembre 2012 qu’il y aurait des travaux majeurs sur le pont Honoré-Mercier au cours des étés 2013 et 2014. Pour le second, le tribunal estime que l’information était déterminante puisque Sintra aurait soumissionné un prix plus élevé si elle avait eu connaissance de cette information. Par contre, en ce qui concerne le troisième critère, le juge conclut que Sintra n’était pas dans l’impossibilité de se renseigner soi-même. Il semble improbable que Sintra, une société réalisant de 30 à 40 projets par année dans la région de Montréal, ne fût pas au courant de ces fermetures. Cette information était de toute façon disponible et Sintra aurait pu l’obtenir auprès du ministère des Transports, ce qu’elle n’avait pas fait. La réclamation de Sintra pour ce poste sera donc rejetée.
Bien que les deux postes de réclamation mentionnés précédemment fussent rejetés, le tribunal condamne la Ville à payer à Sintra plus de 142 000 $ pour les autres postes de réclamation.
L'appel
Insatisfaite de la décision du tribunal de première instance, Sintra porte le jugement en appel et revient à la charge avec sa réclamation pour l’enlèvement des rails et les entraves au pont Mercier.
Pour le poste de réclamation concernant l’enlèvement des voies ferrées, la Cour d’appel estime que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur manifeste et déterminante dans son analyse. La Cour d’appel juge qu’en précisant que, pour les travaux de reconstruction de la chaussée de la rue Saint-Jacques, le prix pour l’item « Préparation du lit » doit « aussi inclure les coûts pour l’enlèvement et la disposition des rails de tramway se trouvant dans la chaussée », la Ville avait imposé à l’entrepreneur le risque que des rails de tramway se trouvent dans la chaussée. Le prix soumis par Sintra devait donc inclure le coût d’enlèvement des rails trouvés lors des travaux.
Ensuite, au même titre que le juge de première instance, la Cour d’appel estime que la Ville n’avait pas manqué à son obligation de renseignement. Elle rappelle que le but de cette obligation est de pallier les inégalités en matière d’information entre les parties. En l’espèce, la Cour ne peut conclure que la Ville savait que des voies ferrées se trouveraient sous la chaussée. Comme le souligne la Cour, « si la jurisprudence reconnaît que l’obligation de renseignement peut imposer à une municipalité qui s’adjoint les services d’experts pour monter son appel d’offres la responsabilité de fournir à l’entrepreneur non seulement les informations qu’elle possède, mais aussi toute information qu’elle devrait détenir, cela ne va pas jusqu’à imposer à la Ville d’accomplir une partie des travaux visés par l’appel d’offres pour détenir ces informations. »
Pour le poste de réclamation concernant les entraves sur le pont Honoré-Mercier, Sintra argue que le juge de première instance avait commis une erreur en déterminant qu’elle était en mesure de se renseigner. Bien que le juge de première instance puisse avoir tort à ce sujet, la Cour d’appel estime que cela est sans incident puisque ce juge en était arrivé au bon résultat en rejetant la réclamation de Sintra.
Néanmoins, la Cour d’appel juge nécessaire de rectifier la conclusion du juge de première instance voulant que la Ville fût tenue de divulguer l’information déterminante pour Sintra. En fait, comme le précise la Cour d’appel, l’obligation de renseignement vise des informations dont une partie sait l’importance déterminante pour l’autre. Pour être tenue à sa divulgation, il ne suffisait donc pas que les entraves sur le pont Mercier soient une information déterminante pour Sintra, mais plutôt que la Ville sache que cette information est importante pour Sintra aux fins de sa soumission. Or, selon la preuve, la Ville ne le savait pas et elle n’était donc pas tenue à une obligation de renseignement à cet égard.
Conclusion
Comme le souligne la Cour, bien que l’obligation de renseignement vise à pallier les inégalités en matière d’information entre les parties, elle ne va pas jusqu’à imposer au donneur d’ouvrage d’accomplir une partie des travaux visés par l’appel d’offres pour obtenir les informations requises. Ensuite, l’obligation de renseignement impose au donneur d’ouvrage de fournir les informations qu’elle sait déterminantes pour l’entrepreneur. Il ne suffit donc pas pour l’entrepreneur d’alléguer que cette information était déterminante, mais d’établir que le donneur d’ouvrage sût l’importance déterminante de cette information pour l’entrepreneur.
1. Sintra inc. c. Ville de Montréal, 2023 QCCA 793
2. Sintra inc. c. Ville de Montréal, 2022 QCCS 1166
3. Banque de Montréal c. Bail ltée, [1992] S.C.R. 2
Cet article est paru dans l’édition du 20 juillet 2023 du journal Constructo. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous.