Retards de paiement en construction: une loi provinciale exigée

23 mars 2022
Par Mathieu Ste-Marie

Véritable fléau dans le domaine de la construction, les retards de paiement minent la productivité et la rentabilité des entreprises, dont plusieurs n’ont désormais plus les moyens de leurs ambitions.

Entrepreneur pendant plus de 30 ans, Marc Bilodeau a passé une bonne partie de sa carrière à « courir après son argent ». Pourtant, lorsqu’il s’est lancé en affaires en 1988, il pouvait s’attendre à être payé dans les 30 jours suivant la réalisation des travaux, ce qui était la norme dans le domaine de la construction.

 

Les choses ont rapidement changé au cours des années suivantes, si bien qu’aujourd’hui un entrepreneur se fait payer en moyenne 80 jours après avoir fait parvenir sa facture au donneur d’ouvrage. Et lorsqu’il y a des extras, le paiement peut venir huit mois, voire un an plus tard, déplore Marc Bilodeau. « Plusieurs entrepreneurs se lèvent le lundi et se demandent comment ils vont faire pour payer leurs employés le jeudi. Leurs entreprises font de l’argent, mais ils ont un problème de liquidités. »

 

Maintenant à la retraite, celui-ci se bat depuis près d’une décennie afin que les entrepreneurs puissent être payés dans des délais raisonnables. Même si la situation n’a pas changé depuis, l’ex-homme d’affaires, aujourd’hui président de la Fédération québécoise des associations d’entrepreneurs spécialisés en construction du Québec (FQAESC), ne jette pas l’éponge.

 

En effet, le projet de loi 12 sur l’achat québécois et les marchés publics déposé en février dernier à l’Assemblée nationale a permis à la Coalition contre les retards de paiement, dont il est le porte-parole et qui regroupe plusieurs associations de l’industrie de la construction, de lancer une nouvelle offensive. Son but : convaincre le gouvernement Legault de mettre en place une loi afin de mieux encadrer les délais de paiement.

 

Marc Bilodeau, président de la Fédération québécoise des associations d'entrepreneurs spécialisés en construction du Québec (FQAESC). Crédit : Dominique Lafond

 

Cette loi assurerait aux entrepreneurs une plus grande productivité sur les chantiers de construction. « Pendant qu’un entrepreneur court après son argent, il n’en a pas pour investir dans de nouvelles machines et de nouveaux équipements qui l’aideraient à produire davantage. De plus, au lieu de mettre son cerveau au service du projet et être plus efficient sur les chantiers, il doit se casser la tête dans son bureau pour trouver de l’argent et faire rouler son entreprise », explique-t-il, ajoutant que certains entrepreneurs sont contraints de retarder leur paiement à leurs fournisseurs.

 

Si ce manque de liquidités découlant de retards de paiement a poussé certaines entreprises à la faillite, d’autres ont été freinées dans leur développement. « Un entrepreneur qui est mal payé ne peut pas accepter de nouveaux contrats puisqu’il n’a pas de liquidités. Et si l’argent n’entre plus, il ne peut pas démontrer au banquier qu’il est capable de réaliser d’autres projets. »

 

Parmi les entrepreneurs pouvant accepter un nombre accru de projets, trois sur quatre vont tout de même systématiquement refuser de soumissionner pour des projets publics, craignant de ne pas être payés dans des délais raisonnables. C’est souvent le cas pour ceux du secteur public, dont le processus décisionnel est compliqué et les niveaux d’approbation multiples, déplore Marc Bilodeau.

 

Conséquemment, seuls les entrepreneurs ayant un volume d’affaires imposant et qui peuvent manoeuvrer malgré des retards de paiement sont susceptibles d’afficher un intérêt pour les projets publics. « Plus il y aura de soumissionnaires, plus les entreprises vont être innovatrices et moins les prix vont être élevés. Au final, ce sont les contribuables qui vont en sortir gagnants », estime le président de la FQAESC.

 

Peu de solutions

À l’heure actuelle, peu de solutions sont en place pour éviter les problèmes de paiement. Les entreprises peuvent prendre des hypothèques légales sur le bâtiment, bien que cette solution ne s’applique pas pour les contrats publics. Sinon, il y a l’option de poursuivre en cour son client, mais cette voie peut être longue et rien n’assure que l’entrepreneur aura gain de cause. De plus, comme les entreprises de construction se retrouvent souvent dans un rapport de force inégale face au donneur d’ouvrage, les recours pour obtenir leur paiement plus rapidement sont limités.

 

La solution passe inévitablement par une loi provinciale, croit la Coalition contre les retards de paiement. Celle-ci demande principalement au gouvernement d’établir une norme sur les délais de paiement comme le suggérait la commission Charbonneau en 2015. Plusieurs pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, ont déjà imposé une telle norme aux donneurs d’ouvrage.

 

La Coalition propose également l’embauche d’un intervenant expert qui agirait en tant qu’arbitre entre l’entrepreneur et le client. Cet intervenant pourrait régler rapidement, le cas échéant, un conflit opposant deux parties quant au paiement d’une facture. Ces trois dernières années, un médiateur faisait d’ailleurs partie d’un projet pilote visant à faciliter les paiements dans l’industrie de la construction.

 

Aujourd’hui, il est grand temps que ce projet pilote laisse place à une loi votée à l’Assemblée nationale, croit Marc Bilodeau. « Toutes les planètes sont maintenant alignées pour que le gouvernement ajoute nos recommandations au projet de loi 12 », s’enthousiasme-t-il.

 

DES IMPACTS ÉCONOMIQUES IMPORTANTS ?

Selon une étude de Raymond Chabot Grant Thornton menée pour le compte de la Coalition contre les retards de paiement dans la construction en 2014, les retards de paiement privent les entreprises de la construction de près d’un milliard de dollars chaque année – cette somme est certainement plus élevée aujourd’hui :

  • 709 millions $ en perte de rendement annuel potentiel sur les capitaux immobilisés dans les comptes clients;
  • 137 millions $ en couts de financement de toutes sortes, tels que les frais d’intérêt découlant des comptes à recevoir au-delà de 30 jours;
  • 132 millions $ en perte de productivité des entreprises liées au recouvrement des paiements tardifs.